Création et IA : Une Nouvelle Ère pour l'Artiste

Série Les progrès © Justine Van den Driessche
Dans l’histoire, les avancées techniques n’ont cessé de redéfinir les frontières de la création artistique. Aujourd’hui, comment, nous les artistes abordons les outils de l’IA dans nos processus créatifs ? Quelle place et quel statut leur attribuons-nous dans la création contemporaine ? Cet article propose une réflexion sur la relation émergente entre l’artiste et l’IA, en explorant les questions qu’elle soulève et les nouveaux dialogues qu’elle instaure entre technologie et pratique artistique.
L’outil collaboratif et assistant virtuel de la création
Qu’est-ce qu’un outil dans le contexte artistique ? Historiquement, un outil est un prolongement de la main, un vecteur qui amplifie l’intention de l’artiste et lui permet d’atteindre des formes nouvelles. Avec l’IA, cependant, l’outil prend une dimension à la fois autonome et dépendante. L’IA ne se limite pas à exécuter : elle assiste, propose, et parfois surprend. Elle oscille entre le statut d’objet et celui de partenaire, une ambivalence qui reflète les paradoxes de notre époque capitaliste, où la technologie incarne à la fois le progrès et une nouvelle forme de subordination. Ce contexte s’inscrit dans une histoire où l’humain délègue progressivement certaines de ses capacités à des dispositifs extérieurs. Pourtant, cette collaboration soulève des questions essentielles : l’IA peut-elle vraiment être considérée comme un assistant, ou reste-t-elle un outil sophistiqué sans subjectivité propre ?
Une matière dynamique à façonner
Grâce à des algorithmes sophistiqués, l’IA analyse des corpus immenses, propose des variations infinies et génère des images, des sons ou des textes. Cependant, elle n’est pas infaillible. Ses imperfections, loin d’être anecdotiques, révèlent ses limites et les dangers qu’elle peut poser. En médecine, par exemple, des diagnostics biaisés ont été attribués à des données déséquilibrées ; en psychologie, des modèles ont reproduit des préjugés sociétaux. Dans ces contextes comme dans l’art, l’IA dépend entièrement des données et des cadres que nous lui fournissons.
Dans la création artistique, ces failles deviennent des opportunités : l’IA, plus qu’un outil à maîtriser, pourrait être envisagée comme une matière dynamique à façonner. Si toute matière porte en elle une forme de vie, alors peut-être que l’IA, par ses comportements imprévisibles et ses imperfections, devient une extension dynamique de l’imagination humaine.
L’IA comme miroir de l’artiste – Un nouveau reflet ?
Dans la pratique artistique, l’IA agit comme un miroir : elle amplifie les intentions de l’auteur tout en introduisant des éléments inattendus. Les incohérences génératives dans les images créées par l’IA peuvent devenir des éléments clés dans l’art. Ces écarts entre les intentions initiales de l’auteur et les résultats obtenus reflètent les limites du mécanisme, mais aussi les détours de l’inconscient de celui qui a initié le prompt.
Se pose alors la question de ce que nous disons à l’IA et de ce que l’IA dit de nous. Lorsque nous pensons donner une indication claire, la multiplicité des interprétations possibles par la machine nous renvoie à notre propre relativité. Par ailleurs, il peut être troublant de voir à quel point les images que l’IA génère à partir de nos mots nous ressemblent.
Par exemple, dans ma série Les Progrès, la plupart des images générées ne correspondaient pas à l’esthétique et aux mises en scène que je recherchais initialement. Là où la débutante que j’étais sur cet outil génératif pensait s’adonner à un simple exercice de style, somme toute un peu académique, je ne m’attendais pas à ce que ce travail me renvoie à quelque chose de plus profond, mon propre vécu. Au cours de la production, au fur et à mesure que je reformulais mes prompts, l’IA semblait apprendre à me connaître. Il en est ressorti des images étranges où, sans intention autobiographique explicite, je voyais apparaître des scènes extrapolées et fantaisistes de ma propre jeunesse, des paysages, des lieux, des personnes qui ressemblaient tant à ceux que j’avais connus dans ma vie, sans même que consciemment ma mémoire ait cherché à les solliciter. Ce processus a produit des représentations aussi insolites que curieuses, dans son dialogue étrange avec l’histoire de l’art.
L’IA, en interprétant mes prompts, transmet à la fois des informations explicites et des nuances inconscientes, créant ainsi un double virtuel de ma pensée. Cette interaction met en lumière une tension entre le contrôle conscient de l’artiste et les aléas du processus génératif. L’accident et l’aléatoire deviennent des matières à façonner, révélant des dimensions inattendues de la création, dans un dialogue entre l'intention initiale, la part inconsciente de ce que transmet l'artiste et le hasard du processus génératif.
Collaborateur ou co-auteur ?
L’une des questions centrales soulevées par l’IA en art concerne le statut de l’auteur. Si l’artiste reste le décideur, guidant les choix esthétiques et conceptuels, peut-on considérer l’IA comme un co-auteur ?
La production de l’IA dépend entièrement des données et recommandations fournies par l’artiste : prompts, instructions, sélections et ajustements. Ces paramètres imposent un cadre précis, et l’artiste exerce un rôle décisionnaire à chaque étape du processus. En ce sens, l’IA est un collaborateur indispensable mais dépourvu d’autonomie conceptuelle.
Cette collaboration redéfinit le rôle de l’artiste comme un éditeur et un façonneur des possibilités offertes par la machine. Ce dialogue constant entre humain et IA ouvre des horizons inexplorés, tout en exigeant une réflexion éthique sur la responsabilité et les limites de cette interaction.
Un nouveau paradigme artistique
La collaboration avec l’IA redéploie les frontières de la création. Elle invite les artistes à reconsidérer l’originalité, l’intention et l’émotion dans leurs œuvres. Elle suscite également des interrogations sur la notion de « l’auteur augmenté », dont les convictions esthétiques doivent guider le processus génératif pour donner sens à cette collaboration.
Bien que l’IA génère des angoisses et des inquiétudes quant à la place de l’humain dans le champ de la création, soulevant à la fois des questions éthiques, sociologiques et politiques quant à la répartition du travail entre l’homme et la machine, ainsi que sur l’identité de l’auteur, elle demeure toutefois une formidable opportunité de repenser notre rapport à l’imagination et à la matière artistique.
En tant que complice dans la réinvention de la pratique artistique, l’IA nous pousse à explorer de nouvelles formes d’expression et à questionner notre rôle dans ce dialogue créatif entre technologie et sensibilité humaine.
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